• Accident du XXème siècle

    LA VIEILLE TRACTION COUTE TROIS MILLIARDS A L'ASSUREUR
    (19 000 000 €)

    Article paru dans « PARIS-MATCH » n° 1406 le 8 mai 1976

    « Ici poste 110 ! » hurle-t-il dans le téléphone d'alerte : il n'a pas le temps d'en dire plus. Surgit à cet instant une BB 15011 et ses 38 wagons de marchandises lancés à 103 km/h sur la voie ferrée Paris - Strasbourg. « J'ai vu les phares du train trouer la nuit et j'ai lâché l'appareil. J'ai dit à mon copain : Y'a deux voies, donc y'a une chance sur deux. Puis, ç'a été devant mes yeux l'apocalypse. J'ai vu ma voiture monter à 30 mètres de haut, projetée 50 mètres plus loin. La locomotive est sortie des rails, a continué à rouler presque droit puis a percuté le pont qui s'est effondré. Les wagons sont tombés avant la loco dans le canal de la Marne au Rhin, les uns après les autres. Un, deux, trois, puis la motrice, puis d'autres wagons encore. J'ai été à l'avant du train, j'ai vu le spectacle, j'ai pensé : c'est pas possible, y'a personne de vivant ». Ce jeudi 18 mars (1976), Gérard Gasson, un costaud de 26 ans aux cheveux à la Serge Lama, avait passé la soirée chez des amis, à une dizaine de kilomètres de Bar-le-Duc, à Tronville-en-Barrois devant la TV, à cause du match Saint-Etienne - Kiev. Une soirée joyeuse : Les « verts » avaient gagné 3 à 0 . Ils burent du vin : « une bouteille et demie à cinq, c'est tout ». Il n'y avait rien d'autre. Vers 2 h, Gérard prend le chemin du retour au volant de sa voiture, une vieille Traction Avant noire, toute brinquebalante. L'Argus ne la mentionne plus dans ses colonnes depuis belle lurette. 20 ans, un pneu arrière lisse, un pneu clouté à l'avant sur deux : «parce que j'avais crevé et remplacé un de mes pneus à clous par un pneu de secours. Quant au pneu lisse, j'allais le changer». Mais dans le coffre il y avait deux pneus neufs !
    Il était donc 2 h 30 lorsque Gérard Gasson, en compagnie d'un ami, aborde, au volant de sa vieille et chère Traction, le virage qui précède le passage à niveau automatique de la ligne Paris - Strasbourg, ce tournant qu'il prend chaque jour, qu'il connaît parfaitement bien. Il n'est pas ivre (l'analyse de sang le prouvera), il ne dort pas, il conduit depuis sept ans, il va à 40 à l'heure, et pourtant... il ne prend pas le virage.
    Sa voiture s'immobilise sur les rails. Impossible d'avancer ni de reculer. Gérard et son ami se précipitent au téléphone de secours placé sur la voie une trentaine de mètres plus loin. « Allo, poste 110 ! ». Un train passe toutes les trois minutes. C'est l'inévitable. Par miracle le conducteur de la loco et son mécanicien s'en tireront avec des côtes cassées et un bras dans le plâtre. La police est arrivée sur les lieux 5 mn plus tard. Gérard assez choqué s'avance vers eux : « Voilà, c'est moi ». C'est alors qu'un gendarme dit : « Il est complètement bourré ! ». Au commissariat l'alcootest est, dit-on, positif, mais à l'hôpital, une prise de sang plus sérieuse ne révélera que 0,30 g d'alcool. Et c'est le processus classique : photos, empreintes. « J'avais l'impression, dit-il, d'être un criminel, et je commençais à me demander si j'étais couvert. Je regardais autour de moi, je n'y croyais pas et je ne savais plus finalement si je n'étais pas bourré sans avoir bu. J'étais sûr d'une chose : une série d'emmerdements commençait, dont je n'étais pas près de sortir. je ne brillais plus. On m'a gardé 36 heures, comme un malfaiteur ! »
    Et le vendredi il est inculpé de conduite en état d'ivresse (sans pourtant avoir atteint les 0,80 g fatidiques - 0,50 aujourd'hui, ndlr), d'usage de pneu lisse, d'entrave à la circulation sur une voie ferrée, de blessures involontaires et de défaut de maîtrise de véhicule.
    Outre le retrait de permis de conduire et le retrait de la carte d'identité avec interdiction de quitter le département, Gérard Gasson a dû verser une caution de 5 000 F - 3 200 € (versables en mensualités de 500 F). On peut néanmoins dire qu'un mois après l'accident, Gérard Gasson a repris le moral. « En sortant de la garde à vue, dit-il, j'étais effondré, je croyais qu'on allait me lapider. Mais non, tous les copains se marraient. Après tout, si j'avais tué quelqu'un, personne n'en aurait parlé ». En revanche, Gérard Gasson peut être sûr qu'on parlera longtemps du bilan matériel : 3 milliards de centimes - 19 M€, le plus gros sinistre de l'histoire automobile française. Qui va payer ? « Mais l'assurance, bien sûr ! » a répondu M. Marcus, directeur de la M.A.I.F. , la Mutuelle Assurance des Instituteurs de France, à laquelle cotisait Gérard en tant qu'animateur au lycée agricole de Bar-le-Duc. «Le principe de l'assurance, c'est de couvrir les fautes de l'assuré. Certes pour nous l'affaire Gasson, c'est un coup dur qui ne passe pas inaperçu, mais nous ne sommes pas les seuls à prendre le sinistre en charge. Au-delà d'une certaine somme, nous sommes nous-mêmes réassurés. C'est en fait l'assurance de l'assureur ». M. Marcus refuse de dramatiser l'affaire : avec ses 903 000 adhérents, la M.A.I.F. encaisse 860 millions - 560 M€ . « Et même si dans l'absolu nos adhérents devaient payer pour Gasson, cela ne représenterait pas plus de 30 F - 20 € supplémentaires par assuré. Ce qui n'est pas le cas... » . L'affaire est d'ailleurs loin d'être réglée. Une instruction est en cours avec 7 experts, car il est possible que la responsabilité de la S.N.C.F. soit engagée. En effet, 7 accidents se sont déjà produits sur ce passage à niveau depuis sa mise en service. Mais en attendant, à Bar-le-Duc, on fait les comptes. La S.N.C.F. a vu s'engloutir dans les eaux du canal une locomotive de 4 millions de francs - 2,5 M€, 21 wagons d'une valeur de 150 000 F - 95 000 € pièce et les marchandises transportées : des milliers de canettes de bière Kronenbourg et de sachets de potage Knorr. A ces pertes s'ajoutent tous les frais annexes : le dégagement du train, la réfection de la voie et du pont, la déviation du trafic ferroviaire, l'arrêt de la navigation fluviale. jusqu'à la société de pêche à la ligne de Bar-le-Duc qui réclame 2 000 F - 1 300 € de dommages et intérêts pour les 100 kg de brèmes et de goujons morts d'avoir absorbé trop de bière et de potage.
    « S'il me fallait payer moi-même, je n'aurais pas assez de plusieurs vies », dit Gérard Gasson... Il cotisait à la M.A.I.F. pour 465 F - 300 € par an, la moins chère des primes d'assurance.

    Article recueilli et mis en forme par Charly PERISI pour la TA n°49
    Sommes en francs réactualisées en avril 2010 (euros + inflation)

    (Remerciements à Madame Fabienne FERRE des archives de la M.A.I.F. pour ses précieuses indications et à Madame Patricia LARGEN des archives de PARIS MATCH qui a autorisé la publication gracieuse de l'article).